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Philosopher avec des enfants à l’école primaire
Introduction Cet article décrit et explique comment la discussion philosophique (DP) à l'école en induisant une série de déséquilibres conceptuels et de confrontations authentiques va aider l’apprenant à élaborer un certain formalisme de la notion débattue. Cette communication sert de point d’appui pour exemplifier le thème du symposium : La discussion philosophique à l’école primaire. Nous proposons, ici, une pratique d’atelier intitulée " philosopher avec des enfants ". Les procédures de fonctionnement que nous décrivons ont servi à alimenter les discussions des deux symposiums animés par Michel Tozzi, Sylvie Solère-Queval et François Galichet. Nous renvoyons le lecteur vers les autres articles qui font part d’une analyse plus générale de la DP. Succinctement, rappelons que sur le plan théorique des auteurs tels que Lipman, Matthews, Martens, Tozzi etc. ont souligné l'intérêt de la philosophie à l'école. Lipman poursuit 3 objectifs : penser par soi-même (1), penser ensemble (2) et développer la personnalité (3)
Matthews pense que " l’étonnement philosophique " en nous entraînant à reconnaître le paraître nous amène peu à peu à nous reconnaître en tant qu’être réflexif. Martens s’intéresse à la mise en place d’activités qui favorisent les échanges dans une visée philosophique, dialogique et pragmatique. Il parle de philosophie "avec les enfants", cette formulation met en relief le mot "avec" issu du latin "ab hoc" (de là) qui indique 4 formes de relation : l'accompagnement, l'appartenance, l'accord et l'association.
Tozzi articule la réflexion philosophique avec ce qu'il appelle le "philosopher", i.e. 3 processus dynamiques qui permettent au sujet de penser par lui-même : la conceptualisation, l'argumentation et la problématisation.
Nous allons nous intéresser au rapport problématique entre pratique et théorie. Nous partons de l'idée que c'est l'enfant qui construit ses connaissances, mais sans oublier que toute psychogenèse ne saurait créer ex nihilo, et que tout savoir ou savoir-faire est historiquement élaboré. Nous avons donc observé le développement de la pensée de l’enfant, autrement dit sa capacité à conceptualiser, à argumenter et à problématiser dans le contexte d’un dispositif élaboré conjointement par le maître et les élèves. Bref, il s'agit de prendre le champ de " la philosophie des enfants " avec le même sérieux qu'on accorde au champ de la psychologie de l'enfant.
Mise en place du dispositif Chaque semaine nous avons effectué un atelier de DP. Durant le premier trimestre, l’enseignant a modifié la disposition et le fonctionnement de l’atelier en s’appuyant sur les remarques des élèves (Delsol, 2000) Un groupe de 9 ou 10 " discutants " prend place sur des bancs disposés en U. Le U est fermé par la table des animateurs, à côté d’eux l’enseignant. Au centre, un élève s’occupe du micro, il symbolise également le centre du dispositif. Au tour des discutant, des tables sont disposées sous la forme d’un grand U, 9 à 10 élèves observent les " discutants ". En face de la table des animateurs et derrière le banc des discutants, nous plaçons la table des observateurs des animateurs. Globalement nous avons donc deux cercles. Ce sont les élèves qui agencent l’atelier, puis le défont en fin de séance.
Mise en place d’une séance de DP Le choix des thèmes se fait avec tous les élèves ou une partie d’entre eux. C’est l’élève Synthétiseur qui présentera le sujet. Le sujet est préparé avec l’aide de l’enseignant. La DP est une séquence durant laquelle on suscite la réflexion des élèves autour d’idées qu’on pourrait qualifier de philosophiques. Il s’agit dans ce type de dispositif didactique d’amener les élèves à faire des " expériences de pensée ". Autrement dit, à effectuer des opérations intellectuelles où le but recherché est qu’un élève puisse penser par lui-même en tentant de conceptualiser, de problématiser puis d’argumenter son point de vue à propos de thèmes tels que : Sommes-nous tous pareils ? A-t-on besoin de justice ? La violence est-elle le seul moyen pour se faire entendre ? Ce dispositif ne vise pas à transmettre un quelconque contenu de philosophie. Notre intention est double, nous tentons de centrer l’activité de l’élève vers une posture encourageant sa réflexion dans un cadre favorisant un échange démocratique. Ainsi, la DP cherche à mettre en jeu deux approches complémentaires. La première relève d’un travail d’auto-réflexion durant lequel les élèves réfléchissent au sens des mots. La seconde approche relève d’un travail d’hétéro-réflexion et concerne les interactions entre les élèves qui tentent de questionner les notions conceptualisées.
Le rôle des acteurs dans l’atelier de DP Les animateurs sont désignés pour 2 séances : le Président de séance, le Reformulateur, le Synthétiseur, l’élève Micro. Le Président énonce les règles de fonctionnement de l’atelier, il les rappelle en cours de séance (ex. : réfléchir avant de parler), il note dans le registre du Président le nom des élèves à qui il donne la parole et éventuellement ceux qui bavardent afin de les séparer lors de la séance suivante Le Reformulateur dispose d’un registre sur lequel il note en abrégé ce que disent les discutants. Il écoute, tente de comprendre ce qui est dit, retient et doit restituer vers le groupe les 3 ou 4 interventions des discutants. Le Synthétiseur : a le rôle le plus difficile car il doit essayer de dégager les idées, les thèses émises par le groupe. Il rappelle la question de départ et donne son avis sur l’avancement de la DP. Il intervient 2 ou 3 fois au cours de la discussion, il peut également relancer la DP par une question. Cet élève dispose aussi d’un registre dans lequel il prépare par écrit ses synthèses. L’Elève Micro : est un pivot du dispositif. En étant au centre, il symbolise l’égalité de tous les intervenants par rapport à la distribution de la parole. Il doit être discret, revenir au centre une fois le micro donné à un élève, être attentif au président et à l’élève qui parle, vif pour ne pas retarder le passage, vérifier en début de séance que le micro peut atteindre tout le monde, c’est lui qui s’occupe de l’enregistrement : mise en marche, retournement de la cassette. Les futurs animateurs ne parlent pas pendant la séance. Ils prennent des notes et à l’issue de la séance, chacun d’eux disposera de quelques minutes pour faire des remarques aux élèves qu’ils ont observés. Leurs propos sont enregistrés par l’élève micro. Les Discutants demandent la parole dès que la séance a été ouverte par le Président. Les Observateurs prennent des notes dès que la DP est lancée. Au cours de la discussion, ils pourront intervenir s’ils ont élaboré une question écrite. Ils poseront alors leur question soit à un discutant soit à la cantonade. L’Enseignant intervient oralement en demandant la parole au Président. Durant la DP, il note au tableau les définitions données par les élèves qui lui paraissent pertinentes. À l’issue de la séance, si le Synthétiseur n’arrive pas à résumer la séance il le fait à sa place.
Encourager les interactions entre élèves, soutenir les exigences de pensée intellectuelle et soutenir une éthique communicationnelle, sont des conditions favorables pour élaborer une pensée commune. La DP à l'école primaire peut alors être considérée comme une pratique formatrice pour l'éducation à la citoyenneté et pour développer la pensée réflexive de l'élève. Nous hypothèses de travail sont les suivantes :
Expérimenter un rôle dans le dispositif À l’issue de la séance, Laurie qui a exercé le rôle de Président s’exprime sur ce qui lui a fait problème durant cette DP. Puis, Rémi qui lui succèdera dans cette tâche exprime les remarques à l’égard de cette élève qu’il a observée.
Le rôle de président implique une attitude double. Vis-à-vis du groupe, le président doit incarner l’autorité, pression que Laurie avait du mal à gérer (il y en a beaucoup qui lèvent le doigt). En tant que garant de la DP, le président doit rappeler les règles, ce que Rémi relève (elle ne dit pas trop de réfléchir avant de parler). Le rappel des consignes est donc vu comme une manière d’éviter que des élèves soient trop confus. Par ailleurs, le président doit être bienveillant vis-à-vis de chaque individu, en étant impartial, en ne privilégiant personne. Bref, les paroles des élèves montrent que les enfants intériorisent peu à peu les contraintes de ce rôle.
Le tableau qui suit rapporte comment une élève va modifier son point de vue sur le rôle de reformulateur. Constance est tour à tour : observateur du reformulateur, puis reformulateur, puis de nouveau observateur du reformulateur.
Lors de la séance 11, la remarque de Constance montre qu’elle a compris ce qu’il fallait faire pour exercer ce rôle. Mais, suffit-il de comprendre ? C’est en expérimentant cette fonction qu’elle s’aperçoit " que c’était difficile " car il y a des savoir-faire qu’elle n’arrive pas encore à gérer correctement. Prendre conscience des savoir-faire n’est donc pas suffisant, il faut les expérimenter. Ainsi, lors de la séance 18, les remarques de Constance sont plus judicieuses, elle sait argumenter pourquoi le reformulateur s’est bien acquitté de sa tâche " elle était attentive, écoutait tout le monde, écrivait vite ". L’exemple des propos entre un discutant eut le reformulateur va nous permettre de mieux comprendre comment l’élève reformulateur s’y prend pour comprendre ce que l’autre dit.
Le synthétiseur prolonge cette fonction en tentant d’effectuer un regard encore plus surplombant. Évidemment, cette fonction d’abstraction réclame une prise de conscience et une expérimentation qui sont plus délicates. Voyons comment s’opère ce travail avec l’exemple suivant.
On voit qu’il ne suffit pas de prendre conscience du fonctionnement de ce rôle, il faut l’expérimenter. Lors de la séance 11, Emmanuel observe le synthétiseur et remarque le lien de dépendance entre deux savoir-faire : celui du reformulateur et celui du synthétiseur. Mais, lorsqu’il expérimente ce n’est pas si simple et il impute sa défaillance à Constance qui lui sert en quelque sorte de bouc émissaire pour expliquer ses difficultés. Enfin, lors de la séance 14 son analyse est meilleure " j’ai fait attention à la question de départ " ce qui va lui permettre d’anticiper ce qui est dit avec le questionnement de la DP, puis enfin il prend conscience qu’il n’est pas simple de résumer.
Pour résumer, ces exemples montrent qu’il ne suffit pas de savoir en quoi consiste tel ou tel rôle, il faut en expérimenter la réalité. L’éducation à la citoyenneté ne saurait donc se suffire en expliquant comment fonctionnent les rouages d’une société démocratique. L’expérimentation de la DP plaiderait plutôt pour mettre en situation les élèves dans un contexte de nature démocratique. Les interlocuteurs sont invités non pas à dire ce qu’ils pensent mais à argumenter ce qu’ils veulent dire. Pour cela, les différents regards que proposent ce dispositif (animateur, discutant, observateur) favorisent les conditions d’une discussion apaisée. Chaque élève apprend à opérer d’une façon différente selon le rôle qu’il occupe.
Les effets de la reformulation Le tableau suivant nous permet d’apprécier la performance d’un élève qui maîtrise la capacité de reformuler la prise de parole successive de 7 discutants...
Outre la capacité d’écoute, de mémorisation, de prise de note, la compréhension suggère une attention et une analyse cognitive des paroles de l’autre. La retranscription du discours direct en discours indirect, changement modal des verbes présent vs. passé composé souligne le travail métalinguistique nécessaire pour reformuler. La reformulation va ralentir les échanges et en même temps transformer l’énonciation. Ce qui devient important ce n’est plus qui a dit quelque chose mais ce qu’il a dit, la reformulation déplace l’attention des interlocuteurs vers le message. Il y a une diminution des tensions qui permet de réguler les désaccords, de faire des liens entre les interventions ce qui va permettre au groupe de construire une progression commune.
La situation suivante révèle les effets d’un discours apaisé. La situation est la suivante, dans le contexte de la classe Paul et Anaïs se chamaillent sans cesse, on peut presque dire qu’ils se détestent. Voyons comment Anaïs va synthétiser un moment de la DP.
Les remarques d’Anaïs se délestent d’une part de subjectivité. Plongée dans son rôle de synthétiseur, elle s’intéresse principalement à ce qui est dit et non plus aux personnes. Si bien que lors de sa synthèse elle relève ce que vient de dire Paul, fait un jugement (Paul, il a dit quelque chose de très bien) puis résume son propos. C’est ce travail sur le langage appuyé sur des reformulations qui va permettre les échanges. L’exemple suivant montre comment les élèves vont argumenter des points de vue différents en s’appuyant sur la reformulation. Lors de la séance n°27 du 26/05/00 (La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ?), Paul, Anaïs et Maud sont discutants.
Les propos de ces trois élèves posent le mécanisme de l’argumentation tissée au travers de la reformulation. Il y a construction d’un sens commun y compris dans un désaccord parce que chaque élève appuie son discours sur une partie de ce que l’autre vient de dire. Anaïs atténue son intervention avec un (pas trop d’accord avec Paul) pour développer son point de vue. Puis, Maud reformule ce qu’a dit Anaïs pour renforcer le même point de vue. Pour résumer, l’apprentissage de la reformulation va rendre possible la transformation d’une multiplicité d’autres apports dans la discussion. Les reformulations, en objectivant le discours d’autrui va permettre la réalisation de nouveaux énoncés à partir de fragments préexistants et repérables de ce qui a été formulé. La discussion gagne alors en cohérence au travers de ce tissage, où chacun altère sa pensée chez celle de l’autre permettant ainsi l’émergence d’une pensée commune.
En guise de conclusion Le type de recherche dont nous avons fait part est en rapport avec, d’une part, des éléments théoriques rappelés en introduction, et d’autre part avec notre expérience d’enseignant. Nous avons voulu comprendre l’influence de l’expérimentation des rôles dans l’élaboration d’une pensée commune et l’apprentissage de la reformulation. Nous avons tenté de montrer qu’un projet ambitieux (les exigences intellectuelles du philosopher telles que les définisse Tozzi) articulé à l’organisation d’un dispositif rigoureusement construit ouvrait une forme d’analyse des pratiques didactiques. Dans les perspectives très actuelles, la maîtrise de la langue en produisant de l’oral dans un atelier de DP peut trouver tout son sens. En effet, l’oral médiatise l’expression d’une pensée formulée et reformulée dans un contexte non scolaire invitant les interlocuteurs à produire des échanges construits. Les élèves dans ce contexte de communication satisfont alors à deux objectifs : une éducation à la citoyenneté au travers du respect de la parole de l’autre et d’autre part une éducation à développer la pensée réflexive grâce aux entraînements consécutifs des différents rôles proposés par le dispositif de la discussion philosophique.
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