Le dernier des Abominaffreux

Henriette BICHONNIER Collection Rouge & Or

 

 

Autrefois, il y avait un Abominaffreux qui semait la terreur dans tout le pays. Il vivait dans la boue du marais fumant. Il était abominable, affreux, visqueux, verdâtre. Il sentait le poisson pourri et la soupe aux choux. On l'entendait arriver de loin à cause de ses gros pieds qui ébranlaient le sol.

Alors les gens se mettaient à trembler dans leurs pauvres cabanes. Ils se ratatinaient dans les coins. Ils claquaient des dents. Ils avaient les mains moites, les pieds glacés et les jambes molles. Ils avaient peur. Et cela leur donnait une délicieuse odeur qui mettait l'Abominaffreux en appétit.

- Hum ! ... ricanait-il, cela sent les chocottes, cela sent la pétoche, cela sent la trouille ! Cela me donne faim !

Alors, il raflait les gens par poignées, les reniflait avec plaisir, puis les dégustait en faisant craquer leurs os sous ses dents. Il ne pouvait manger que des gens parfumés à la peur. Par exemple, s'il attrapait un homme qui n'avait pas eu l'occasion de trembler, d'avoir la frousse, la colique ou froid dans le dos, il ne lui trouvait aucun goût et perdait l'appétit.

 

Un jour, l'Abominaffreux dévora un village entier, ou presque. Il ne restait plus, dans une pauvre cabane, qu'un petit menuisier qui continuait à scier ses planches et à les clouer avec son marteau et ses clous.

 

L'Abominaffreux s'approcha. Il saisit le petit bonhomme entre ses doigts et se prépara à l'avaler comme les autres. Mais, quand il l'eût reniflé, il fit une grimace affreuse.

- Pouah ! s'écria-t-il, celui-là ne sent rien, c'est dégoûtant !

En effet, le petit bonhomme ne sentait ni la trouille, ni la pétoche.

- Tu n'as donc pas peur ? demanda le monstre.

- Non, répondit le petit bonhomme. Je n'ai pas le temps ! J'ai trop de travail.

Et il se remit à scier ses planches et à les clouer avec ses clous et son marteau. L'Abominaffreux n'était pas content.

- C'est bon, dit-il, je vais bien trouver un moyen de lui faire peur.

Là-dessus, il tourna les talons en faisant trembler le sol. Mais il n'alla pas loin. Il s'arrêta en lisière du village. Puis il revint tout doucement sur la pointe des pieds. Le petit bonhomme, occupé à son travail, ne l'avait pas vu arriver. Alors, l'Abominaffreux prit une grande bouffée d'air et se mit à crier de toutes ses forces :

- OUaaaaaaaaaaaaaaaaa !

Le petit bonhomme ne sursauta même pas.

- OUaaaaa toi-même, dit-il.

Et il reprit son travail. Vexé, le monstre chercha une autre idée pour faire peur au petit bonhomme. Il connaissait, dans la forêt, un serpent à sonnettes tellement affreux à voir que, rien que d'y penser, les gens se mettaient à jouer des castagnettes avec leurs genoux.

L'Abominaffreux alla donc chercher le serpent à sonnettes et le déposa devant le petit bonhomme.

- Ksss... ksss... ! fit le serpent en se tortillant.

- Kss... kss... toi-même, répondit le petit bonhomme.

Et il donna un grand coup de marteau sur la tête du serpent qui s'écroula, complètement sonné.

Fâché, l'Abominaffreux chercha une autre idée pour faire peur au petit bonhomme. Il connaissait, dans un château en ruine, un vampire à grandes dents qui faisait si peur aux gens que, rien que d'y penser, ils en avaient les cheveux qui se dressaient sur la tête.

Il alla donc chercher le vampire, et le déposa devant le petit bonhomme.

- Hin, hin, hin ! ricana le vampire.

- Hin, hin, hin toi-même, répondit le petit bonhomme.

Et il piqua un clou dans la tête du vampire qui s'écroula, complètement cloué.

Agacé, l'Abominaffreux chercha une autre idée pour faire peur au petit bonhomme. Il connaissait, dans la montagne, un ogre si terrifiant que, rien que d'y penser, les gens en avaient la chair de poule.

Il alla donc chercher l'ogre et l'amena devant le petit bonhomme.

- Ah ! s'écria l'ogre, ça sent la chair fraîche !

- Chair fraîche toi-même, répondit le petit bonhomme.

Et il donna un grand coup de scie sur le doigt de pied du géant qui s'écroula, complètement scié.

 

Alors, découragé, l'Abominaffreux tourna les talons en traînant ses gros pieds sur le sol et il s'effondra dans son marais fumant qui sentait le poisson pourri et la soupe aux choux. A cause du petit bonhomme qui n'avait jamais peur, il avait perdu l'appétit. On le vit maigrir, diminuer, rétrécir, se ratatiner. Et finalement, il s'enfonça dans la boue et disparut.

Depuis ce jour, on n'a pas revu un seul Abominaffreux dans le pays.

 

En revanche, le petit bonhomme rencontra une petite bonne femme qui n'avait jamais peur. Ils eurent des petits enfants qui n'avaient jamais peur, puis des petits-enfants. Et finalement, dans le pays, personne n'eut plus jamais peur.

 

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