Le bisou de la sorcière

Henriette Bichonnier Collection Rouge & Or

 

 

Tout en haut d'un noir rocher, dans un château plein de courants d'air, il y avait une sorcière qui ne dormait jamais. Elle s'appelait Ouganou. Nuit et jour, elle préparait des poisons abominables. Elle mélangeait de la bave de grenouille et du venin de bourdon, de l'huile de crocodile et du jus d'araignée, du concentré de cafard et des poils de rat.

En bas, dans le village, tout le monde la craignait, et elle n'avait pas un seul ami. Mais elle possédait un crapaud géant très affectueux qui lui servait de cheval pour parcourir le pays, et qui lui tenait agréablement compagnie. Ce crapaud s'appelait Crapoto.

 

Un jour, Crapoto entendit des cris abominables. La sorcière hurlait de colère, et voici pourquoi. Une de ses grandes marmites avait débordé et sa potion maléfique s'était répandue sur le sol.

" Il faudrait avoir quatre bras ! hurlait Ouganou. On ne peut pas tout surveiller à la fois ! J'ai trop de travail !"

 

Le fait est qu'elle avait cent trente-deux marmites sur le feu, ce qui était beaucoup trop pour une seule sorcière.

- Il te faudrait une servante, remarqua Crapoto.

- Tu as raison, dit Ouganou. Allons tout de suite en chercher une au village.

Ouganou enfourcha son crapaud géant et partit à fond de train en criant : "Houp là ! Houp là !"

Au village, les gens l'entendirent arriver de loin avec ses houp là houp là, et ils coururent se cacher dans les caves, les greniers, les buissons et les cabanes à lapin. De sorte que la sorcière se retrouva toute seule.

" Coucou ! criait-elle, je ne vous ferai pas de mal, ne vous cachez pas comme des imbéciles. Aujourd'hui, je ne lance pas de sort."

Mais personne ne répondit.

" Je distribue des pièces d'or, poursuivit la sorcière en plongeant la main dans sa bourse. J'offre un très haut salaire à celle qui voudra devenir ma servante."

Mais personne ne répondit.

" Et six semaines de congés payés", ajouta-t-elle encore.

Mais personne ne répondit davantage.

Alors la sorcière se fatigua et repartit à fond de train sur le dos du crapaud. Elle se retrouva bientôt en pleine campagne, au milieu de la lande, là où les bergères gardent leurs moutons. Et justement, ce jour-là, la petite Ursule surveillait son troupeau.

- Voudrais-tu devenir ma servante, belle enfant ? demanda la sorcière.

- Jamais de la vie, vieux chameau, répondit la charmante Ursule.

- Mais je te donnerai de l'or, insista Ouganou.

- Jamais de la vie, vieille taupe, répondit Ursule.

Alors, Ouganou entra dans une rage effrayante. Elle se jeta sur la bergère, la secoua comme un prunier et déclara d'une voix terrible :

" Abracanimal, Assurbanipal ! Désormais, ton baiser sera mortel. Toutes les personnes que tu embrasseras tomberont comme des mouches ! Tout le monde te tournera le dos. Personne ne voudra t'épouser. Bien fait pour ta figure !"

Le mauvais sort était jeté pour de vrai. Lorsqu'Ursule voulut embrasser un de ses moutons, celui-ci s'écroula aussitôt. Alors la nouvelle se répandit dans le village que les baisers d'Ursule étaient mortels. Et on la chassa comme si elle avait la peste.

Ursule s'en alla donc dans la forêt pour se cacher. Là, elle s'installa comme elle put, construisant une cabane avec des branches et des feuilles mortes, taillant des tabourets et des tables dans les troncs d'arbres.

Les années passèrent.

Et puis un jour, alors qu'elle s'était endormie au pied d'un arbre, deux chevaliers traversèrent la forêt. En la voyant si belle, avec son visage si doux, l'un des chevaliers eut tout de suite envie de lui donner un baiser. Heureusement, Ursule se réveilla à temps et l'arrêta.

" Non, non, Sire ! cria-t-elle. La sorcière Ouganou m'a jeté un sort. Mon baiser est mortel. N'approchez pas."

Le chevalier entra dans une grande colère et s'écria :

" Ouganou est une vielle toupie ! Je vais la combattre. Je suis plus fort qu'elle !"

Au même moment, un éclair sillonna le ciel et vint frapper le chevalier qui fut changé instantanément en statue de sel. La vilaine voix d'Ouganou résonna alors et l'on entendit son odieux ricanement. L'autre chevalier, celui qui était resté sur son cheval, se mit à pleurer.

" Quel malheur, gémit-il, mon pauvre frère est perdu. Comment le sauver ?

- Ne vous désolez pas, répliqua Ursule. J'ai une idée. Faites ce que je vous dit et taisez-vous."

 

Ursule fit entrer le deuxième chevalier dans sa cabane, l'obligea à ôter ses vêtements, et lui donna les siens à la place. Quelques minutes plus tard, le chevalier numéro deux se retrouvait déguisé en jeune fille, et Ursule, en chevalier.

Ursule sauta sur la monture du chevalier et galopa longtemps. Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut arrivée au pied du château de la sorcière Ouganou. Elle avait un plan.

" Ouganou, cria-t-elle, j'ai appris que tu donnes des sacs d'or si on travaille pour toi. Alors voilà, je suis venue."

La sorcière se précipita à la fenêtre, et lorsqu'elle aperçut le petit chevalier, elle fit un grand sourire.

" Parfait, parfait, s'écria-t-elle. Impeccable ! Entre vite, petit chevalier."

A peine Ursule fut-elle entrée au château que la sorcière lui indiqua ce qu'il fallait faire. Elle lui montra ses marmites, ses livres de recettes, ses placards à réserves, ses poudres et ses poisons. Elle lui montra comment mélanger du sirop de ver de terre avec du beurre de sauterelle.

En une journée, Ursule apprit le secret des formules, les temps de cuisson et le tour de main de la sorcière.

Alors, vers le soir, au moment où la sorcière la complimentait sur son travail, Ursule déclara :

" Puisque tu es contente de moi, Ouganou, il faut me faire un bisou.

- Certainement, certainement, gentil chevalier, répondit la sorcière.

Elle se précipita dans les bras d'Ursule en tendant vers elle ses vilaines joues pleines de poils et de verrues. Smac et smac, Ursule plaqua deux gros baisers sur les vilaines joues. Mais comme son baiser était mortel, plouf ! la sorcière tomba comme une mouche. Bien fait pour elle !

Du même coup, le terrible sort qu'elle avait jeté à Ursule venait de prendre fin. Mais il restait encore le pauvre chevalier numéro un, changé en statue dans la forêt. Ursule ne l'avait pas oublié et elle se mit à préparer une potion magique pour lui rendre la vie. Voici ce qu'il fallait mélanger : des yeux de lézards, des têtes de dindes et des pattes de pucerons. Pendant qu'elle travaillait, Crapoto n'arrêtait pas de pleurnicher en appelant sa maman Ouganou. Ursule fut obligée de le consoler.

" Mouche-toi, dit-elle. Dès que j'aurai terminé, nous irons faire une grande promenade tous les deux."

Et elle tint parole. A peine la potion magique fut-elle au point que la petite Ursule sauta sur le dos de Crapoto et partit à toute allure vers la forêt en criant : "Houp là ! Houp là !"

 

Elle arriva bientôt près du chevalier statufié et l'aspergea de sa préparation. Le jeune homme reprit vie instantanément et tomba aux pieds de la jeune fille, éperdu de reconnaissance.

" Voulez- vous m'épouser ? demanda-t-il.

- Non, cela ne m'intéresse pas, répondit Ursule, j'ai d'autres choses à faire."

Là-dessus, elle remonta sur le dos de Crapoto en criant : "Houp là ! Houp là", et elle rejoignit rapidement le château de la sorcière où elle s'installe en toute tranquillité.

Maintenant que la vilaine Ouganou était morte, Ursule possédait ses trésors, son château, et même son Crapoto affectueux.

 

Ursule commença donc à entreprendre de grands travaux de magie, à travailler sur les potions, les poudres et les sirops. Cela l'intéressait tellement qu'elle en découvrit bien vite de nouvelles, de beaucoup plus puissantes, de beaucoup plus intéressantes. Elle trouva des potions qui enlèvent le mal de dents, le rhume, les oreillons, la rougeole, la scarlatine et la colique.

 

Ursule devint une grande sorcière, mondialement connue. Mais comme elle était très bonne, elle ne lança jamais de sorts. Au contraire, elle inventa la poudre à faire disparaître les sorcières, ce qui fait qu'il n'y en a plus en ce moment.

 

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